Il faut le dire : la sexualité, c’est du désir, de la jouissance, ce sont des sexes qui se gorgent de sang et qui giclent, ce sont des corps qui se rencontrent et qui s’imbriquent, ce n’est que ça. C’est merveilleusement fonctionnel. Que la jouissance soit fondamentalement asociale, que la société ne soit toujours pas à l’aise avec, ça reste quand même encore assez curieux. Qu’est-ce qu’il y a dans la jouissance qui puisse déranger la société, qu’est-ce qui branle et ébranle sa mécanique et son économie, sur quoi s’appuie-t-elle, cette société, pour que la jouissance la dérange, ça, c’est à la société qu’il faudrait le demander. Alors voilà, demandons-lui.


D’accord, la sexualité est honteuse, sale et coupable, oui, on le sait depuis tellement longtemps qu’on ne voit même pas d’où ça vient. On a dit que les sociétés prenaient comme modèle le couple hétérosexuel, parce qu’elles se devaient d’assurer la survie de l’espèce. Qu’on ne couche pas avec tout le monde tout le temps, que la société régule ça, y mette des cadres et des limites et y impose son regard, d’un point de vue économique, ça paraît la moindre des choses, ça ne veut pas dire que c’en est une bonne, de chose, mais c’est logique. Maintenant, honnêtement, on ne peut pas dire que se reproduire ait jamais été un problème pour l’humanité, c’est plutôt le contrôle des naissances et la contraception qui ont pu poser problème. On a dit aussi que c’était sale parce que ça transmet des maladies. On dit qu’on a la phobie des rats pour ça aussi, parce que ça transmet des maladies. Bon, d’accord, mais les gens qui n’ont pas de vie sexuelle n’en deviennent pas immortels pour autant. Et puis, on a parlé de « petite mort », Freud a lancé l’idée et Lacan l’a rattrapée dans un de ses séminaires. Et cette idée, ou du moins ce qu’on en retiendra ici, c’est qu’au moment de jouir, notre existence se dissout dans l’acte de reproduction, que l’on se reproduise ou non, peu importe. On disparaît en tant qu’individu pour rejoindre la foule qui pullule autour. Ça dure quelques secondes. Pendant quelques secondes, on n’existe pas. On prend conscience que notre vie individuelle ne fait pas le poids face au mouvement de propagation de l’humanité, ou plutôt non, c’est parce qu’on perd sa conscience individuelle qu’on s’y confronte. Ainsi, en étant emporté par l’orgasme, c’est-à-dire par le mouvement de pullulation, pendant quelques secondes, en se confrontant à la vanité de son existence individuelle, ce que l’on comprend, c’est qu’on est en train de mourir individuellement. On peut mourir, la foule se passera de nous, on est déjà mort aux yeux de la foule. Au fait, disons pour l’instant que ce qui constitue un soulèvement incroyablement dangereux, subversif et asocial dans la sexualité, ce qui remet en cause, dans ses fondements, la société dans la sexualité, c’est notre mortalité en tant qu’individus. En gros, nous vivons tous comme si nous étions immortels tous les jours, comme si la vie que nous menons et les choses que nous fabriquons étaient impérissables, et la sexualité nous rappelle sauvagement que vivre, cela veut dire aussi être en train de mourir.


Pendant longtemps, on a comprimé le désir comme on a comprimé les corps. On s’est voulu toute âme ou tout esprit, tout, n’importe quoi, du moment qu’on n’était pas un corps, du moment qu’on n’était pas un animal, du moment qu’on ne mourait pas. On ne reviendra pas dessus, on le sait. On tenait le danger de la sexualité à distance en tenant la sexualité elle-même à distance. Ça ne voulait pas dire qu’on ne baisait pas, enfin sauf pour certains, ça voulait surtout dire qu’on faisait comme si on ne baisait pas. Maintenant on baise, ou du moins on fait comme si on baisait. Ça change quelque chose quand même. Pourtant, on a eu beau parler de révolution sexuelle, on ne peut pas dire que la révolution se soit faite. Il y a quelque chose qui a dû passer à la trappe dans le danger que constitue la sexualité. Deleuze et Guattari décrivent dans l’Anti-Œdipe un capitalisme « toujours prêt à agrandir ses limites intérieures » en « multipliant les axiomes », bref, si la sexualité est aussi visible dans notre société, sans pour autant la menacer, c’est forcément parce que la société a mis en place ses garde-fous, qu’elle s’est débarrassée de sa charge dangereuse et asociale et il serait curieux de voir comment.


Pour que la société intègre la sexualité, il fallait que celle-ci remplisse une fonction. Et sa fonction, c’est dans son désir qu’elle la trouve. En effet, loin de faire intégrer avec elle la conscience de la mortalité individuelle qu’elle porte intrinsèquement, la sexualité est récupérée en tant que désir. Un désir qui en veut toujours plus et qui ne jouit jamais. Nous pouvons dire que si maintenant notre société désire, que, même, elle s’appuie sur le désir pour tourner, elle est insatisfaite et frigide, que ce soit clair. Ce n’est pas pour rien que le désir est conçu comme trouvant son origine dans le complexe de castration. La société a accepté le désir, parce que le désir se constitue comme manque. Un manque illimité et infini, autrement dit un manque immortel. Le désir ne peut pas représenter un danger parce qu’il est voué à l’échec, et même, parce qu’il ne s’arrête pas, parce qu’il ne peut pas s’arrêter, il vient se joindre en tant que fonction à celle de la foi ou de la science, celle de tout faire pour nous faire croire que nous ne mourrons jamais. Bref, nous désirons, nous nous agitons, et c’est précisément ce désir immortel qui nous maintient en vie, c’est-à-dire dans une course haletante contre la mort.


Dans cette course du désir, donc, nous sommes des individus immortels. Nous misons tout sur les images de ce que nous ne sommes pas vraiment, mais que nous désirons être. Nous nous construisons en étant un individu précis, par exemple un homme ou une femme, hétérosexuel ou gay, c’est comme ça qu’on dit, d’ailleurs, c’est bien la preuve que ça ne peut pas être une menace, gai, ça ne peut pas être dangereux, exerçant tel métier, étant ci ou ça, etc… chacun dressera son tableau. Bref, chacun d’entre nous fait comme s’il existait en tant qu’individu en fabriquant des images qui se fabriquent elles-mêmes. Sans rentrer dans les détails et pour prendre un exemple, être un homme implique tel type de comportement, tel type de comportement implique telle pensée, telle pensée, tel mode de vie… Nous désirons des images et nous désirons être des images pour exister en tant qu’individus, s’affirmer dans cette pullulation de la foule tout autour, être immortels. Nous échafaudons des images de nos individualités avec un désir qui tourne à vide pour ne jamais se confronter à la mort. Nous ne sommes plus vraiment nous-mêmes, nous sommes des images qui ne meurent jamais, parce qu’elles ne sont pas réelles. En y regardant de plus près, nous allons y voir plus clair…


Ce qu’on a vu avec la visibilité des homosexuels à l’époque, à la même époque que les féministes et les punks aussi, c’étaient des gens qui transgressaient les images, qui se permettaient de jouer avec. Ce qu’on a vu précisément, et c’était révolutionnaire, ça a changé notre rapport aux images, c’est qu’avoir une bite ne signifiait pas forcément marcher le bassin antéversé et parler comme un bourrin, que ça ne signifiait rien, que ça signifiait ce qu’on voulait que ça signifie. Qu’à son identité sexuelle, qu’à son identité, on n’était pas condamné. Et la société s’est forcément scandalisée de voir qu’on touchait aux fondations sur lesquelles elle se construisait : les images, l’immortalité. La visibilité homosexuelle a fait ça : elle a libéré les individus de leurs images. Seulement voilà, aux images, les homosexuels n’ont pas pour autant renoncé. Elles et ils les ont mises en péril au point de forcer la société à les questionner et à les redéfinir en proposant des choix et des alternatives. Construire son image, c’est devenu, grâce aux homosexuels, grâce à ses homosexuels-là, faire des choix, choisir d’être un homme ou une femme, quels que soient les organes dont la nature nous a dotés, et quel homme encore, et quelle femme, là où c’était une évidence ennuyeuse à laquelle on se soumettait jusque-là. Et ce n’est pas rien, certes, mais ce n’est pas tout.


Les homosexuels ont substitué des images par d’autres, et si par cette substitution, l’illusion et la vanité de ces images auraient pu se révéler, il n’en a rien été. Nous continuons de nous fabriquer en tant qu’images et à nous désirer immortels. Et notre rapport en tant qu’individus à la sexualité nous rend immortels plus encore, du moins jusqu’à ce que nous mourions, en désirant encore et toujours des images dont nous ne jouissons jamais pour ne pas regarder en face nos petites morts. Les homosexuels et les féministes de l’époque ont fait le premier pas, faisons en un autre. La véritable subversion qui est portée par l’homosexualité, le féminisme, d’autres combats encore, ne se joue pas dans les images. La véritable subversion, la charge dangereuse de la sexualité, ce qui mettra à mal la société dans ses pudeurs et ses dégoûts et dans ses intolérances moisies, elle est dans la conscience inhérente à la sexualité, bien que passée à la trappe, celle d’être en train de mourir. Nous aurons une sexualité quand nous aurons accepté notre mort. Nous ne serons plus ni hommes, ni femmes, ni hétérosexuels, ni homosexuels, ni riches, ni beaux, ni rien. Nous ne serons rien et nous serons tout et nous jouirons enfin, et nous mourrons de jouir.
(paru dans PREF #17)