Une rupture, c’est ce qui peut arriver de mieux à quelqu’un dans cette société. Alors certes, bien sûr, c’est une douleur, et même sacrément âpre et féroce, c’est une épouvante qui contrit le diaphragme, une malédiction qui abat ou qui enrage, oui, tout ça. C’est tellement violent qu’on est plusieurs à s’étonner de ne pas pouvoir porter plainte, puisqu’on porte plainte pour tout, pour des choses dont les conséquences sont même plutôt moindres. Mais à Sophie Calle qui consultait, avec son humour conceptuel, une commissaire de police pour sa proposition sur la rupture à la dernière Biennale de Venise, il est répondu qu’en amour on s’engage à ses risques et périls. Alors voilà, qu’est-ce qu’on engage dans une relation et qu’est-ce qui se rompt, qu’est-ce qui s’effondre ? C’est quand on a répondu à ça qu’on ne peut décidément plus se plaindre et même qu’on se réjouit d’une rupture.


C’est chez Proust que Deleuze va chercher l’articulation de sa conception du désir, dans la rencontre du narrateur avec d’abord une série de jeunes filles, puis parmi elles Albertine, qui finit pas se distinguer. Et certes, on peut dire qu’on fait quelque chose de bizarre quand on désire quelqu’un, on ne regarde pas cette personne en elle-même, on la situe, on la « superlativise », on prend la plus belle, la plus forte, la plus disponible, la plus n’importe quoi qui la distingue d’un ensemble et même on situe l’ensemble et on situe la personne qu’on désire, l’un par rapport à l’autre. On entre dans une logique de rapports et de situations, on le fait parfois sans même s’en rendre compte, mais on le fait, c’est sûr. Tout le désir repose sur ces mécanismes. Et c’est toute la société qui fonctionne comme ça, situer les individus, les relier à l’ensemble en en faisant les parties d’un tout, leur donner des rôles, des places. Quand on désire, quand on tombe amoureux, on est en plein dans une logique sociale et aliénante. Alors le moins qu’on puisse dire c’est que cette aliénation, elle n’a l’air de rien au regard de l’intensité, de l’emportement qui fait vibrer le corps entier, dont la force semble être la preuve indéniable que ces sentiments sont vrais. Est-ce que ce que l’on ressent est vrai ? Ça a l’air concret comme ça, ça a l’air physique… Pourtant, on peut dire que la société hypothèque nos sentiments. On ressent des sentiments, oui, bien sûr, ils sont indéniables, d’accord, oui, mais il y a un tour de passe-passe à un moment, qui fait que malgré toute la force qu’ils prennent, ces sentiments sont une fabrication artificielle. Disons que ces sentiments « vrais » sont détournés. Comment peut-on dire ça, parce qu’évidemment ça a l’air énorme… Là je suis en train de dire que l’amour, c’est bidon, aussi bidon que la terre quand elle était plate. Je pense que n’importe quelle personne qui a aimé est capable d’avoir l’honnêteté de voir tous les trafics qu’elle a été amenée à effectuer. Mais bon, l’honnêteté, ça ne peut pas suffire à mon argumentaire.


Si on prend un peu de recul, c’est dans la façon dont ça fonctionne l’Amour, dans l’utilité sociale et cohésive que ça prend, qu’on trouve la piste de ce bidonnage hallucinant. C’est que l’Amour, quand même, ce n’est pas une solidarité illimitée et aveugle pour quelqu’un, c’est traversé par toutes sortes d’enjeux. Ce qu’on voit dans l’Amour, ce sont des individus qui se fabriquent à deux, qui construisent des identités artificielles qui se nourrissent l’une de l’autre. Il y a tout un travail d’auto-conviction, d’auto-mystification qui, au final, fait exister deux personnes qui occupent des places, des rôles précis par rapport à un idéal, à un but : l’Amour. On voit donc deux mouvements converger. D’abord les individus se soumettent à un idéal qui les dépasse et qui les situe. Durkheim, déjà, décrivait ce processus qui socialise les individus dans son étude sur la division du travail : « cet attachement à quelque chose qui dépasse l’individu, cette subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général est la source même de toute activité morale ». Et en cela, l’Amour fonctionne exactement comme n’importe quel idéal, comme n’importe quel but qui dépasse les individus, comme les dieux, comme le savoir absolu, avec toute la coercition et l’aliénation que cela comporte. Ensuite les individus dans l’Amour, se situent et se fabriquent l’un par rapport à l’autre. Durkheim encore, compare la spécialisation des sexes aux mécanismes que l’on retrouve dans la division du travail et constate « l’établissement d’un ordre social et moral sui generis, des individus sont liés les uns aux autres qui, sans cela, seraient indépendants », et « si même les sexes ne s’étaient pas séparés du tout, toute une forme de la vie sociale ne serait pas née ». On a donc des individus qui ne sont pas des êtres autonomes, pleins de toutes leurs possibilités, mais qui se construisent, qui fabriquent leurs identités, en dépendance totale avec les autres et avec la société, sans lesquels ils ne peuvent rien. Ce jeu de dupes, il est facile à dénoncer chez les couples hétérosexuels, parce qu’il est caricatural. La mascarade de l’homme fort, qu’il tire sa force de ses muscles, de son cerveau ou de son portefeuille, et de la femme fragile malgré tout, malgré l’assurance qu’elle a prise ses dernières années, malgré le pouvoir qu’elle s’approprie, puisque ce n’est jamais qu’un pouvoir d’homme, personne n’ayant redéfini ce pouvoir, bref cette mascarade est tellement usée qu’on ne peut pas ne pas la voir. Mais il se trouve que ceux-là mêmes qu’on imaginait avec espoir échapper à cette fabrication, ceux-là mêmes qui ont traversé la comédie de l’identité sexuelle, les homosexuels, les féministes, il se trouve qu’on les voit maintenant se soumettre à l’amour avec le même enthousiasme inconscient que le plus convenu des couples hétéros. Pourquoi ça ? Parce qu’ils n’ont pas remis en cause le mécanisme lui-même que l’on trouve décrit chez Proust et Deleuze, parce qu’ils n’ont pas réinventé l’amour, ils n’ont fait qu’inventer des formes nouvelles de ce même processus qui nous rend dépendants, castrés et impuissants.


Il faut le dire une bonne foi pour toutes, l’Amour fonctionne comme n’importe quelle croyance, comme n’importe quelle religion. Alors si on ne s’étonne pas des doutes récemment révélés avec lesquels Mère Térésa vivait sans sentir « la présence de dieu », si on admet qu’on puisse admirer une personne qui construit sa vie avec la conscience profonde qu’elle est en train de se leurrer, c’est que l’humanité a une propension hallucinante et hallucinée à la mystification, et pas seulement des mystiques. Ce qui s’effondre dans une rupture, c’est la foi, c’est la croyance, c’est toute une mystification qui devait s’effondrer parce qu’elle ne repose sur rien. Une rupture, ce n’est décidément pas la fin de quelque chose, c’est un merveilleux point de départ. On peut reformer un autre leurre, s’étourdir à nouveau, recommencer ailleurs, ou on peut aussi regarder cet effondrement, l’entendre résonner, le voir s’étendre, parce que tout ce qu’il va toucher n’est jamais que du vent. Il n’y a que ce qui est voué à paraître qui disparaît. Et dans tout ce fracas, il y a quelque chose qui ne s’effondrera jamais, qui ne peut pas être emporté et que l’on distingue mieux que jamais à travers la fumée dans laquelle les leurres sont partis, qu’on appelle ça comme on veut, la réalité, l’être, peu importe le nom parce que c’est avec ça qu’on vit, c’est de cela qu’on est puissant de toute son autonomie, de toute son indépendance et de toutes ses possibilités enfin retrouvées.
(Article paru dans PREF #23 sous le titre : “l’amour est-il une mystification ?”)