Les campagnes présidentielles ont été remportées par le passé par celui qui parvenait à imposer son «diagnostic», ou son concept de marketing, comme thème central sur lequel tous les autres candidats étaient tenus de s’exprimer («la fracture sociale» en 1995, «l’insécurité» en 2002). On a attendu le « thème » de 2007, des essais ont été tentés : «l’ordre juste», «l’écologie», «l’alter-mondialisme»… on les a vus se chasser les uns les autres chaque semaine, en dépit des efforts désespérés de certains pour grapiller encore un peu d’attention. Nicolas Sarkozy n’a pas imposé un thème dans sa campagne, il a fait ce que nous l’avions vu faire au Ministère de l’Intérieur, avec sa nervosité hystérique et vorace selon certains, son immense énergie à bien faire pour d’autres : il a occupé tous les terrains. Il a associé la «triangulation», stratégie habile de Tony Blair, qui consiste à faire des propositions qui vont sur le terrain de l’adversaire pour bloquer son argumentaire, au matraquage médiatique qui assure le succès de musiques et de films plus pauvres les uns que les autres. Et comme les médias se désintéressent de plus en plus du travail des personnes qu’ils interviewent pour se focaliser sur leurs vies, leurs intimités et des déboires, Nicolas Sarkozy a concentré l’attention autour de sa personne. Le thème central de cette campagne fut Nicolas Sarkozy lui-même, devenu la Mère Denis ou le Monsieur plus de la politique.


Bien sûr, la longue «infusion» et l’immense préparation de cette campagne est impressionnante. Le «discours de fond» fut théorisé et «droitisé» pour proposer une offre plus complète. L’image de marque aussi fut retravaillée afin de permettre une personnalisation, mêlant vie privée et dynamisme d’entrepreneur (il a même réussi à représenter une rupture lors même qu’il était le numéro 2 du gouvernement sortant). Enfin la cible fut identifiée et segmentée pour s’adresser à tout le monde avec une proposition pour chacun : depuis la dédiabolisation de l’extrême droite (on s’étonnait aussi de ne plus entendre personne s’indigner aux sorties de Jean-Marie le Pen depuis un débat télévisé en 2003 où Sarkozy l’avait ringardisé avec adresse), jusqu’à l’emprunt de certaines propositions à la gauche de la gauche (les attaques contre la politique de l’euro fort de la banque centrale européenne par exemple…).


La stratégie était soignée, il ne manquait plus qu’une chance miraculeuse entre Nicolas Sarkozy et certains médias pour parfaire le tout. Et le fait est que d’heureuses coïncidences n’ont pas manqué au cours de cette campagne comme autant de preuves que le candidat fut béni, non pas des dieux, mais des médias. Les exemples ne se comptent et ne se racontent plus, encore qu’il en ait un dont personne n’a semblé faire cas. Ainsi, chez Arlette Chabot, un soir de l’entre-deux tours a-t-on pu assister à un moment dramatique de télévision : un reportage s’attarde sur la maladie d’une grande actrice française, toutes les stars du cinéma défilent sur notre écran, qui pleurent à chaudes larmes. Si ce reportage nous émeut, il ne manque pas de nous étonner, car d’habitude seules de «vraies gens» posent des questions très courtes dans cette émission… Nous sommes encore bouleversés par ce reportage, quand, précisément, heureux hasard, Nicolas Sarkozy propose une mesure qui était restée discrète dans la campagne jusque-là, et qu’il développera quelques jours plus tard à Bourg-Blanc dans le Finistère, qui répond à ce «drame absolu», consistant en… il cherche ses mots, la journaliste vient à son aide, paraissant devancer sa pensée… un congé rémunéré pour accompagner les personnes en fin de vie… La dramatisation de ce moment de télévision est étonnante et procède des mêmes techniques que le cinéma : montée émotionnelle-climax-résolution. Le reportage offre un écrin précieux au candidat pour botter en touche et se présenter, ce qu’il rappelle pour conclure, au cas où on ne l’aurait pas compris, comme «humanité». Cette adéquation entre un reportage poignant qui prépare le terrain d’une solution toute trouvée tient du miracle. La journaliste eut-elle connaissance de cette proposition, vient-on de voir une rédaction entière lui servir la soupe, non, bien sûr, il ne peut s’agir que de la grâce médiatique qui touche Nicolas Sarkozy et son talent immense d’avoir, selon les mots de son adversaire, «réponse à tout».


Face à cette occupation systématique du terrain, que fait la gauche ? Rien. Qui a remarqué que tous ses partis se sont prononcés pour l’ouverture du mariage aux couples du même sexe et pour l’immigration ? Qui s’est ému de l’évolution d’une extrême gauche qui excluait «les dégénérés bourgeois» et se méfiait des immigrés, il n’y a pas si longtemps ? Personne. Quel écho ont trouvé les propositions d’une démocratie participative ou d’une VIème République lors même qu’elles pourraient constituer une révolution fondamentale ? Aucun. Personne n’en a débattu. Parce que cela ne s’intègre pas dans un projet ambitieux, dans une volonté de mutation profonde de la société et parce que cela ne participe pas d’une stratégie qui impose et défende ses idées à la France.


La gauche française est morte. Elle apparaît comme un mouvement, si tant est que l’on puisse encore parler de mouvement, obsolète et ringard qui s’époumone en tentant quelques propositions. La droite est parvenue à confisquer les notions de liberté et de progrès, non plus la liberté et le progrès pour tous, mais pour les chefs d’entreprise : exploiter les plus faibles et revenir avant mais 68 et la gauche s’est laissée piller. Elle n’affirme plus rien, elle ne s’affirme déjà plus elle-même. Elle a honte de son histoire, des luttes qui ont offert à notre pays les acquis sociaux à l’égard desquels nous sommes ingrats, auxquels nous ne pensons même plus quand nous bénéficions du meilleur système de santé ou que nos universités sont ouvertes à tous, sans sélection. Son seul projet consiste en un copié-collé de la sociale-démocratie, ce vieux modèle nordique, ou du social-libéralisme blairiste, faisant table rase d’elle-même de tous les acquis qu’elle a obtenus, sans même qu’une Thatcher n’ait besoin d’accéder aux responsabilités. Sans aucune conviction, animés par des stratégies de positionnement et de marketing, les responsables politiques de gauche apparaissent plus comme des administrateurs, des gestionnaires que comme de véritables politiciens. Pourtant il ait un peuple qui est fier de son passé, de ses luttes, de ses résistances, de ses acquis, c’est-à-dire de ses conquêtes, de la puissance sociale qu’il constitue et qui attend qu’on lui redonne et l’espoir et la parole.
(paru dans PREF #21)